CHAPITRE XIII

 

 

 

Depuis ce jour où il était devenu Chasseur, chaque retour de safari était un grand moment de joie pour Joll. Il aimait son travail, il l’aimait plus que tout et pour des tas de raisons. Mais il aimait aussi bougrement rentrer au bercail et retrouver les délices de la planète capitale.

« Un fameux safari, Joll !… Tu as eu peur, tu t’es fait un mauvais sang fou par moments… Mais, tout compte fait, hein ? Vrai de vrai, un sacrément fameux safari ! Et mission plus que remplie auprès de la Compagnie… Le Lohert ? Quoi, le Lohert ?… Mon vieil A. D., vous pouvez me croire : dans la poche, le Lohert. Un copain. Oui, monsieur ! ce type programmé génétiquement pour le plaisir conditionné, et tout… eh bien ! il est heureux comme ce n’est pas croyable de l’expérience, le monstre ! Il dit merci. Il dirait presque : « Remettez-moi ça ! »

« Parole ! mon vieil A. D. Vous pouvez le dire et rassurer les grosses têtes de la Compagnie. Vous savez ce qu’il a fait, le Lohert ? D’abord, il s’est cassé la gueule avec les autres, d’accord, mais ça, par exemple, c’est à mettre sur le dos de ce salaud de Lover (je veux dire Matom E. F.) qui avait réussi à lui voler son skaïr et à se goinfrer au point d’être incapable de conduire proprement. Résultat : carambolage. Je vous avais fait un rapport sur ce fumier, non ? Bon. Et puis, quelle est l’andouille de distributeur qui a donné un skaïr au Lohert, hein ? Bon… Alors, laissez tomber. Mais c’est pas tout : il s’est aplati avec les autres, le Lohert. Et puis, il est tombé sur deux sierks. Il les a apprivoisés, le malin ! Il vous en ramène un. C’est gentil et tout. Oui, monsieur : Ça s’apprivoise ! »

Joll quitta l’équipage et rejoignit en hâte ses clients dans la salle panoramique du Laham. On l’accueillit avec des cris de joie. Il sourit, rejoignit le Lohert devant la baie circulaire. Depuis l’instant des retrouvailles, le Lohert et Joll ne s’étaient pratiquement pas quittés.

Sans prononcer un mot, ils regardèrent un instant le globe bleuté de la planète D’om qui s’amenuisait doucement. Une boule lumineuse dans l’immensité noire de l’Espace…

— Pourquoi ce nom ? demanda Doucement le Lohert au bout d’un instant. Pourquoi « D’om » ?

Joll eut un vague haussement d’épaules. Il dit :

— Version officielle, cela remonte au temps des premiers contacts avec cette planète. Aux premiers contacts avec les sierks, plus précisément. Ils avaient un cri curieux, quand on les chassait. Un cri qui donnait ceci, approximativement : « ‘hom’! ‘hom’! » Ils se frappaient le poitrail et ils poussaient leurs cris. On a appelé la planète « D’om ».

— Je comprends, souffla le Lohert.

La boule brillante, de plus en plus lointaine, n’était plus qu’un minuscule point. Bientôt, elle disparaîtrait. Et jamais plus les clients qui se trouvaient présentement dans la salle panoramique du Laham ne la reverraient. Cet instant de l’adieu était toujours émouvant…

Dans quelques heures, ils quitteraient la salle et rejoindraient leurs cabines individuelles pour le voyage en hyperespace. Et ce serait vraiment fini.

Le Lohert se tourna vers Joll, souriant. Il s’enquit :

— Satisfait ?

Joll acquiesça.

— On peut le dire. Nos cales sont bourrées de gibier, les clients sont extrêmement satisfaits. Il y a cette aventure dans laquelle vous avez été entraîné, bien entendu…

— Vous n’êtes pas en cause, Joll, rassura le Lohert. Je vous l’ai déjà dit maintes fois. Et puis, j’en suis heureux, de cette aventure… Je regrette pour ceux qui sont morts, mais, encore une fois, seul cet individu drogué est responsable… Et puis, vous m’avez retrouvé, non ? C’est grâce à vous que je suis ici. Et cela se saura.

— Merci, sourit Joll. C’est vrai, je suis heureux de votre présence… Nous avons cartographié d’autres régions jusqu’alors inconnues. Nous avons découvert cette « variété » de sierks et nous en ramenons un spécimen que vous avez su apprivoiser. Il y a aussi cette hypothèse d’une civilisation intelligente qui aurait vécu sur D’om et que nous pouvons trouver… elle, ou les traces qu’elle a laissées… Oui, ce monde nous offre encore une multitude de perspectives…

— C’est vrai, dit le Lohert. Où est mon… protégé ?

— Avec l’équipe de chasse. Il s’intéresse beaucoup aux armes et aux machineries… Ne craignez rien : il n’a pas assisté à l’embarquement de ses congénères tués dans les bacs réfrigérants.

— Je l’espère, dit le Lohert. Il pourrait être… choqué.

Joll acquiesça. Il était d’accord. Encore que, au fond de lui, il se demandait sincèrement comment un animal pouvait être choqué à la vue d’autres animaux morts…

(« Tout est bien. Tout est bien… Je n’ai pas à essayer de me répéter ça sans arrêt, comme si je voulais m’en convaincre… Tout est bien, et c’est tout… Cette chasse est un succès, et toi, Lohert, tu n’as pas eu le vieux Joll… Qu’est-ce que j’ai, à me répéter cela continuellement ? »)

 

*

* *

 

Il souriait à Joll. Il le rassurait.

Il fallait rassurer ce Matom qui n’avait rien compris, mais qui était tout de même fortement capable, par pur instinct, de flairer la plus petite faille.

Il l’écoutait parler et faisait des efforts pour ne rien laisser paraître de son impatience. A chaque seconde écoulée, il méprisait un peu plus fort le Maître Chasseur.

« Tu croyais vaincre un Lohert, sincèrement, Chasseur de sierks ? Réellement ?

« Allons, personne n’est de taille à vaincre un Lohert. Car les Loherts sont l’aboutissement parfait d’une évolution intelligente et humaine qui est née voici peut-être des milliards d’années. Et seule la perfection doit demeurer. Et les degrés précédents de l’échelle doivent disparaître, c’est la loi. Ta société de Matoms, Luxifs, Nissios et autres est un de ces degrés condamnés irrémédiablement. Vous vous éteindrez, de toute façon, mais, grâce à nous, vous vous éteindrez plus rapidement que prévu. C’est notre loi. L’Univers appartient aux Loherts. Ils se lèvent. Que peux-tu faire contre l’inéluctable, Matom ?

« Vous êtes dès maintenant condamnés, et vous le serez par tous les peuples intelligents des Univers connus. Nous avons encore besoin de ces peuples. C’est pourquoi il fallait ruser. C’est pourquoi nous devons détruire progressivement les piliers principaux de votre société, à commencer par cette gigantesque institution qu’est la C. D. P. Et j’en ai le moyen.

« Nous ramenons un sierk. Un animal doux… L’engouement sera certain, sur Vataïr, parmi les tiens. Ils voudront tous leur sierk, comme on voulait un chien. Ils paieront pour cela. Et tous, bientôt, ils auront leurs sierks. Ils en feront ce qu’ils voudront, ils joueront avec, ils les tueront si bon leur semble. Ce sera un succès pour la C. D. P. Il y aura d’innombrables safaris, pour capturer les animaux vivants.

« Et, un jour, quand nous le déciderons, nos chercheurs, nos biologistes, nos anthropologues révéleront que les sierks ne sont pas des animaux. Ce sera prouvé scientifiquement, avec mille preuves à l’appui, et toutes les théories qui vous sont chères à propos de l’évolution naturelle et de l’évolution autodirigée s’effondreront du même coup. Et ils sera reconnu, au grand jour, parmi tous les peuples intelligents des quatre Univers connus, que les Vatayéens de l’avant-dernier degré se sont livrés, par pur sadisme, au massacre de millions d’êtres humains. Accusés par la caste régnante des Loherts.

« Trois millions de peuples intelligents disséminés parmi les millions de galaxies de l’Empire accuseront les Vatayéens d’Ethnocide. Preuves à l’appui !

« Accusés d’esclavagisme, de sadisme, de meurtres par millions, de cannibalisme ! Mille fois parjures aux engagements pris par toute civilisation intelligente. Accusés d’inintelligence et de barbarie…

« Comment crois-tu, Matom Y. X., que la Compagnie qui t’emploie pourra relever le front et se sauver du désastre ? Comment crois-tu qu’une civilisation accusée de tels crimes puisse accuser le coup et tenir encore ?

« Pourquoi aurais-je pitié de toi, Matom ? La pitié te venait-elle à l’esprit, quand tu mangeais une cuisse de femelle sierk ? Ou quand tu ouvrais le ventre plein de cette autre femelle, jetant au sol son petit avant de le vider lui-même et de le cuire au gril… son petit braillant, à l’image de ceux qui, bien loin dans le temps, immensément loin, furent ce maillon de la chaîne ancestrale qui conduit jusqu’à nous… »

Le Lohert cessa de sourire un instant et reporta son attention sur la baie panoramique de la salle. Derrière l’écran translucide, il y avait l’Espace. D’om avait disparu.

 

*

* *

 

Je suis Niels-le-long et les Dieux m’ont choisi.

Je suis avec leur fils, dans cette chose merveilleuse qui plonge dans le ciel.

Ce sera la nuit. Nous passerons par la porte de la Lune et nous serons dans le pays de la lumière éternelle. Nous serons dans l’Autre Ciel.

J’ai su vaincre le Mal. Et je serai parmi les Dieux, et ils m’apprendront leurs merveilles, et je serai comme eux.

Comme EUX.

Je le sais.

 

FIN